Khoudha//Sur la route quotidienne//خوضة على الطريق اليومي2021-2022

 

Mon projet, intitulé « Khoudha », est un projet d’exposition personnelle d’art visuel contemporain autour du thème « La Tunisie de nos jours ».

Ce projet s’inscrit dans ma démarche d’artiste engagée. L’idée de le concevoir et de le concrétiser m’est venue subitement lorsque j’ai constaté que, dans mon pays, l’environnement, la propreté, le savoir vivre et le respect de l’autre, ont pris un coup ces dernières années. Elle m’est venue aussi lorsque j’ai découvert que le mot « Khoudha », que j’ai choisi pour intituler ce projet, a curieusement deux significations contradictoires dans le dialecte tunisien et dans l’arabe littéral. Dans la terminologie populaire, il signifie « gabegie, désordre, manque d’harmonie ». En langue arabe écrite, il signifie entre autres « perle ». Dans mon œuvre, j’ai tenté de démystifier ce paradoxe et de l’exploiter pour montrer que, en fin de compte, les deux vocables sont intimement liés, voire complémentaires ; ce qui me permet, de tenter de transformer le laid matériel en beau plastique.Entamé depuis 2018, mon projet est guidé par mon vécu, par mon quotidien, mais aussi par une profondeur liée à l’histoire de mon pays, la Tunisie. Il est articulé autour de deux grands axes logiques bien que l’espace et le temps diffèrent :

I/ la photographie du vif au vive Je me suis mise à prendre des photographies « sur ma route quotidienne » sur le chemin que je prends tous les jours pour aller en ville, au travail, au marché, ou ailleurs, et à des moments différents de la journée et de l’année. Ces photos sont à l’image d’une Tunisie peu à peu défigurée par l’incivisme de certains de ses habitants, la cupidité de certains promoteurs et l’impuissance de la société civile et de l’Etat, ces grands absents. Le fait est là : la Tunisie n’est plus éclatante de blancheur et ses ocres disparaissent peu à peu pour laisser place à des gris, des rouges, synonymes d’inachevés, et des papiers gras ou des plastiques qui volètent au milieu de ce paysage de désolation. Ce glissement de regard vers ce banal quotidien semble augurer d’une nouvelle époque, d’une nouvelle ère ; ère que je saisis au jour le jour et que j’essaie d’enjoliver à travers mes filtres colorés. Ces photographies sont tirées sur du papier ou du plexi transparents selon les formats, et j’y rajoute du collage et des filtres dorés. Une des principales présentations de cette série est une installation de plus de 200 photos qui s’intitule “Entrée dans la Tunisie” – “الخوض في تونس « . Il faut signaler au passage que Khaoudh (الخوض(, est le masculin de Khoudha, tout en signifiant « parler de », et même « patauger ». L’installation prend la forme d’un labyrinthe de taille importante, lisible, représentant le mot “تونس” en calligraphie koufie. Les labyrinthes existent dans les mosaïques romaines. Celle que j’ai vue au Musée du Bardo m’a particulièrement interpellée et ébranlée. (Mosaïque de combat de Thésée et du Minotaure de Thuburbo Majus). Mon attachement et mon amour à la Tunisie se sont paradoxalement accentués avec la détérioration de son paysage ces dix dernières années suite aux événements politiques, et à la mauvaise gouvernance de ses dirigeants. La Tunisie, je l’aime, et donc, je la « dore ». Mon installation labyrinthique invitera le visiteur à déambuler visuellement dans la Tunisie dorée.Le doré, cette couleur vive, sert de fil d’Ariane avec les mosaïques du second axe.

II/ Les Mosaïques des tesselles aux pixels« Sur la route quotidienne » m’a amenée à penser à un autre quotidien : celui d’une grande époque, celle de la civilisation romaine dont la Tunisie était la province « Afrique ». Du IIIème au Vème siècle, l’empire romain se disloquait lui aussi, de l’intérieur comme de l’extérieur : l’empire romain d’occident disparaissait et ne subsistait que l’empire romain d’orient avec ses cités byzantines. « A des siècles éloignés, l’histoire se répète » comme le dit si bien Ibn Khaldoun. Les mosaïques* que je présente font remonter l’histoire du quotidien en surface et comme l’apparition de l’image sur écran digital, le tesselle est remplacé par le pixel et le pixel numérique, en matière palpable (du grillage, du tissu, du métal ou aussi du dessin. Ainsi, l’historique et le contemporain se rejoignent.

« La dame de Carthage » et « Le cheval et la Aljya / الحصان والعلجية » sont de formats respectifs, trois mètres sur trois et deux mètres sur deux. Cela me semble important qu’elles soient à l’échelle d’une maison patricienne romaine. « La dame de Carthage » est choisie à dessein : homme ou femme ? Le personnage est ambivalent : la tête à la coiffe féminine est entourée d’une auréole grise. Les vêtements sont masculins. Ange ou simple mortel(le) ? La mosaïque est considérée par certains historiens comme le portrait de Théodora, mais d’autres considèrent que c’est un ange byzantin. On peut y voir un signe de la période que nous vivons aujourd’hui : au Vème siècle, Rome sombrait dans le moyen âge. « Le cheval et la Aljya » est une interprétation d’une mosaïque représentant un cheval de course et un objet mystérieux, une commode avec douze cercles. A des siècles éloignés, je retrouve une commode en plein champs sur ma route quotidienne, aussi mystérieuse, je décide de l’intégrer dans mon interprétation. La mosaïque originale, datant du IVème siècle avant JC est exposée, comme par chance pour moi, à la villa de la Volière. Ma pièce contemporaine se trouvera donc sur le même site que son original. C’est comme une sorte de mise en abime.La période du confinement (2020 – 2021) m’a permis de m’approfondir encore plus dans la Tunisie à travers les âges et a suscité en moi beaucoup de questionnement, surtout par rapport à la femme qui, en Tunisie, a toujours eu une place spéciale. A titre d’exemple, j’ai réalisé au premier confinement une série de 21 dessins format A4 qui mettent en valeur les femmes chanteuses du début du 20ème siècle. A cette série, répond en musique l’artiste compositeur tunisien Zied Zouari avec le BeatBoxer TWINLO en interprétant douze morceaux des différentes divas d’époque. C’est un volet entre art visuel et musique, une recherche sur la mémoire collective entre le passé et le présent. Cette époque du début du 20ème siècle fût celle des premiers enregistrements de chansons tunisiennes. Ces chansons sont souvent celles de jeunes femmes juives tunisiennes telles que les sœurs Shemmema, Habiba Msika, ou Fritna Darmon, et j’ai voulu les mettre en exergue et leur rendre hommage par le dessin et la musique. Le nom de La Rachidia en 1934 a été choisi en référence à Mohamed Rachid Bey, troisième souverain de la dynastie husseinite, grand amateur de musique, ce qui a suscité ma curiosité pour découvrir cette période de l’histoire de la Tunisie. Cela m’a amenée à réaliser les 19 portraits des Beys Huseynites, en technique mixte entre pixels et broderie, comme pour remonter en surface l’histoire, pour comprendre le présent… Ne dit-ont pas que la musique adoucit les mœurs ? c’est ce qui m’a amenée à monter une vidéo de 30 minutes que j’ai intitulé « Sur ma route une musique » de différentes séquences filmées en voiture. Cette vidéo montre ce que je vois sans choisir et ce que j’écoute avec plaisir. Finalement, à tous les questionnements qui m’intriguent, je réponds par une mosaïque de techniques, entre photos, vidéos, broderies, dessins…C’est pour cela aussi, que j’ai voulu que le catalogue de l’exposition soit comme une sorte de mosaïque de textes de différentes personnes du monde de la Culture et de l’Art*, touchées par ma démarche.